L’icône des années 80 se raconte pour la première fois dans une autobiographie décapante. Portrait d’une indomptable.
Le16 mars 2016, rendez-vous est pris aux Bains, lieu mythique des nuits parisiennes. « Venez à 18 heures, mais réservez votre soirée. Grace Jones est très fâchée avec les horaires », conseille l’attachée de presse de la maison d’édition. Après une heure et demie d’attente, la disco queen nous reçoit dans sa suite (Les Bains, aujourd’hui, c’est aussi un hôtel). Du haut de son mètre soixante-dix-neuf, elle joue son rôle devant un photographe qui en demande toujours plus. On l’observe prendre la pose, alternant provocations et éclats de rire. Quand son agent met fin à la prise de vue, elle envoie valser ses stilettos, enfile une paire de chaussettes, commande un tartare de viande et une bouteille de champagne. Elle porte – à l’envers – un chapeau Issey Miyake et une veste Jean Paul Gaultier. Une fourchette dans une main, une coupe de champagne dans l’autre, elle se confie sans filtres ni tabous, comme elle le fait dans Je n’écrirai jamais mes mémoires (éd. Séguier), titre de l’une de ses chansons, dont elle assure la promotion aujourd’hui. Son autobiographie n’a rien à voir avec celles souvent aseptisées des célébrités : généreuse – 562 pages –, celle-ci est aussi décousue que précise, légère que profonde, et surtout d’une grande richesse sur son enfance et ces années 80 qu’elle a marquées de sa classe inimitable. Mais pourquoi avoir cédé aux sirènes de l’égotisme, à la veille de fêter ses soixante-huit ans ?
« J’ai senti que si ce n’était pas moi qui racontais mon histoire, quelqu’un d’autre allait l’écrire en commettant beaucoup d’erreurs, précise-t-elle. Alors quand un éditeur m’a approchée en me proposant une grosse somme d’argent, je n’ai pas pu refuser. C’était plutôt agréable de raconter mes souvenirs. Après un bon repas et deux
bouteilles de bon vin, j’étais partie… »
Beverly Grace Jones est née « énervée » – elle est arrivée en présentation de siège, les pieds en premiers –, le 19 mai 1948, à Spanish Town. « C’est ce que dit ma fiche sur Wikipédia », s’amuse-t-elle. Car, en plus d’être fâchée avec les horaires, Miss Jones l’est aussi avec les dates : « Quand je suis obligée de donner mon âge, je prends quelque chose d’important, comme l’âge de mon fils, trente-six ans, et celui que j’avais quand il est né, vingt-neuf ans, puis je fais le calcul… », explique-t-elle dans un délicieux franglais. Ce fils, justement, Paulo, né de ses amours avec le réalisateur Jean-Paul Goude, lui fit d’ailleurs cette réflexion : « Tu écris tes mémoires ? Mais maman, je ne sais pas si le monde est prêt pour ça ! » Comme on le comprend… Son enfance jamaïquaine a forgé la femme qu’elle est devenue : indestructible. Troisième d’une famille de six enfants, elle grandit « sous la pression » de l’église pentecôtiste – souci de perfection, purification permanente de l’âme –, punitions comprises. Quand ses parents partent à la recherche d’une vie meilleure aux Etats-Unis, ils confient leur progéniture à la grand-mère maternelle de Grace et à son nouveau jeune mari. « Un sadique », dit-elle sans s’attarder. Le couple les élèvera pendant dix longues années, à grand renfort de prières et de coups de ceinture. Une maltraitance destructrice pour l’estime de soi. « Chacun de nous a réagi à sa manière », confie-t-elle. Pour se protéger, Bev (pour Beverly), comme on l’appelle alors, colle aux basques de ses frères aînés et adopte la panoplie du garçon manqué. Désobéir devient une règle de vie. Mais elle peut compter sur une alliée toujours prête à couvrir ses frasques : sa tante Sybil, un modèle féminin en l’absence de sa mère. Cette ancienne reine de beauté, cultivée, drôle, volontaire, lui fait notamment découvrir le cinéma, une bouffée d’oxygène libératrice.
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A l’adolescence, quand elle rejoint ses parents à Syracuse, dans le nord de l’Etat de New York, celle que l’on considérait comme « le diable » en Jamaïque a soif d’indépendance et de liberté. Se rêvant comédienne, elle est décidée à saisir sa chance. Rien ne pourra l’arrêter, ni sa mère, couturière, croyante mais tolérante et protectrice, ni son père, « évêque » de l’Eglise pentecôtiste, aujourd’hui disparu, issu d’une famille éduquée descendante d’esclaves, « qui a apporté les premiers livres en Jamaïque ». Grace se met à sortir, découvre l’alcool et les clubs gays avec son frère Chris, homosexuel, arbore fièrement une coupe afro – une provocation dans l’Amérique ségrégationniste des années soixante –, se maquille et s’habille comme les Supremes, ses idoles. Plutôt attirée par les bad boys, elle voit sa vie basculer lorsqu’elle rencontre Tom, prof de théâtre à la fac. Celui-ci l’embarque en tournée d’été avec sa troupe, lui fait découvrir la scène et la vie en communauté. Il est le premier à croire en elle et la pousse dans ses retranchements en la faisant jouer, chanter, danser… Il lui conseille même de faire du mannequinat à titre alimentaire. Grace comprend vite qu’elle n’entre dans aucune case : elle est noire mais pas afro-américaine, queer mais pas gay, androgyne mais hyperféminine, avec un accent jamaïquain à couper au couteau qui la dessert pour le
cinéma et le théâtre. L’Amérique n’est pas prête pour son extravagance. Le suicide de sa meilleure amie Pola achève de la décider. La jeune femme, alors grande consommatrice d’acides, se rase la tête et quitte New York pour Paris. « Je voyais la drogue comme une façon de rechercher la vérité, plutôt que comme un moyen d’échapper à mes problèmes. C’est certainement ce qui m’a sauvé, explique-t-elle. J’ai une réputation de cocaïnomane, mais je peux vous assurer que je ne me suis jamais rien mis dans le nez ! » Forte d’une totale confiance en elle, Grace avait trop de choses à accomplir pour se détruire.
Avec Jerry Hall et Jessica Lange, elle est l’une des trois premières recrues d’Euro Planning, une nouvelle agence de mannequins parisienne. Les trois tops, qui partagent le même appartement, deviennent les meilleures amies du monde. « Nous le sommes toujours. Je vois davantage Jerry car nous habitons toutes les deux à Londres. Elle ne rate aucun de mes spectacles. Et Jessica finit toujours par passer en Angleterre. Récemment, je suis allée la voir avec mon fils dans une pièce de théâtre. Chaque fois, c’est comme si on s’était quittées la veille. Mon Dieu… On se comporte comme des ados quand on est ensemble, à l’exception près qu’on ne se dispute plus nos boyfriends comme avant ! » A Paris, Grace Jones travaille avec les plus grands, le photographe Helmut Newton, les couturiers Issey Miyake, Yves Saint Laurent ou Azzedine Alaïa, et écume les clubs gays de la capitale avec ses colocs. Lors de ces virées nocturnes, Miss Jones met la touche finale à son personnage de disco queen, icône de la mode et performeuse hors pair. De ses rôles au cinéma, elle dit qu’on ne lui proposait que des personnages basés sur son image publique. « De toute façon, je déteste Hollywood, balaie-t-elle d’un revers de main. Plus jeune, j’étais obsédée par le théâtre et le cinéma, mais c’est la musique qui me ressemble le plus finalement. Elle vient du plus profond de moi, conclue-t-elle. »
Aujourd’hui, la diva vit entre Londres et la Jamaïque. En bonne « jungle mum », elle est très proche de son fils Paulo, « Mon bébé ! », s’exclame-t-elle. « On travaille ensemble, car il est musicien, on fume ensemble aussi, si vous voyez ce que je veux dire », précise-t-elle, l’air espiègle. « Désormais, il est père et je suis grand-mère. “Grande Mère” ! J’y tiens ! J’essaie de transmettre à Athena, ma petite-fille, tout ce que je sais. Je lui apprends à nager, je fais en sorte qu’elle se forge une personnalité. Je l’emmène avec moi en Jamaïque, elle adore. Je me comporte avec elle comme je l’ai fait avec Paulo. Seulement, comme c’est une fille, je dois donc aussi lui apprendre à se défendre et à s’imposer dans ce monde d’hommes. » Les hommes justement, parlons-en. Celle qui écrit être très bien sans eux avoue ne plus être célibataire : « Depuis peu, il y a un homme dans ma vie ! Quand je l’ai rencontré, j’ai pensé : Jésus ! pourquoi me fais-tu ça maintenant ! J’ai passé l’âge d’être amoureuse. J’ai aussitôt appelé ma mère pour lui dire : “Maman, je crois que je sors avec papa, tellement il lui ressemble !” Il vit en Jamaïque. C’est un bushman, un homme de la jungle, il travaille la terre. » Quand on lui demande son âge, elle répond : « Il a quarante et quelques… je ne sais pas exactement… », avant de partir dans un éclat de rire. Décidément, Grace Jones est fâchée avec le temps.
Crédits photos : United News/Popperfoto/Getty Images